Valérie Brancq - David Noir - La planète des femmes - La Toison dort - épisode 4
Valérie Brancq – David Noir – La planète des femmes – La Toison dort – épisode 4

Les filles, je les ai beaucoup aimées très tôt ; infiniment respectueusement ; d’une façon inconditionnelle ; presque comme un fan. À dix ans, j’étais enchanté d’épouser leur cause. Je les écoutais en récréation me confier leurs peines et leurs joies, non comme si j’étais des leurs, mais justement comme un garçon se faisant fort de vouloir les entendre et ne pas les considérer comme des pièces de boucherie dans lesquelles il n’y avait qu’à s’épancher, ce dont je tirais fierté pour mon espèce et plaisir – au moins intellectuel 😉 – pour moi-même. D’où avais-je compris l’oppression que subissait leur sexe dans un monde où régnaient les hommes ? Sans doute pas chez moi, car ce n’était pas le scénario qui se jouait ouvertement entre ma mère et mon père. Tous deux semblaient parfaitement liés dans la connivence perverse de « nous » penser exceptionnels. Était-ce par la propagande saphique drolatiquement opérée par deux homosexuelles de mon entourage, en lutte contre leur milieu familial et m’ayant, tout petit, adopté comme une mascotte, voire un allié ? Ma proximité joyeuse avec elles et l’affection reconnaissante et immodérée que je leur portais de m’avoir adoubé comme un des rares garçons élus de la planète lesbienne, ont certainement grandement influencé ma sympathie à l’égard des femmes, mais je crois, sans me tromper, pouvoir confier que le déclencheur déterminant de ma gynophilie d’alors, ne vint pas des intéressées elles-mêmes, mais d’autres membres, un tantinet plus éloignés de ma famille : les singes.

Le seul et unique contact que j’eus avec un chimpanzé fut pareil à celui entre E.T. et le petit garçon du film. Son index ne s’éclaira pas d’une lueur surnaturelle en touchant le mien à travers les barreaux, mais une curieuse musique intérieure d’une tristesse inouïe, jamais supposée auparavant, ébranla définitivement mon insouciance à me sentir libre et joyeux. Cet instant marqua ma vie et l’événement ne généra pas de colère a posteriori, ni même de stupeur, tant sa compréhension fut instantanée, d’un entendement quasi paranormal entre mon cerveau de cinq ans et le sien. En une fraction de seconde, en une plongée dans ce regard insondable, à travers le frêle toucher de nos textures de peaux si différentes mais si proches, j’avais basculé dans la clairvoyance abrupte de ce qu’étaient tout à la fois, la misère, la cruauté et le désespoir qu’elles faisaient naître, mais également l’empathie qui pouvait soudainement lier deux êtres sans aucune considération pour les différences notoires de leur code génétique. C’est dire combien il me serait facile par la suite, trop facile sans doute, de ressentir une proximité vis-à-vis de certains exclus. Car ce fut d’avantage l’exclusion du droit à vivre libre que l’emprisonnement de ce petit primate, qu’on avait vêtu d’une marinière d’enfant pour mieux le mettre en vente sur ce quai de la Mégisserie, qui s’éclaira soudainement dans mon esprit. Nous y passions souvent, mon père et moi, habitant alors de l’autre côté du pont neuf. Je ne sais si nous y retournâmes à nouveau par la suite, mais je gardais ce moment comme unique et dernier souvenir plombé de cette promenade qui jusque là, m’avait toujours rendu euphorique.

Ce petit singe avait ma taille ; nous étions semblables à quelques poils près. Je n’oublierai jamais ça. Tout vêtu qu’il était, il ne portait pas de culotte. Ça non plus, je ne l’oublierai pas par la suite. Si je n’ai rien fait d’autre pour lui venir en aide sur l’instant que de lui rendre au mieux, par mon regard, l’assurance que je percevais sa détresse, je lui suis toujours resté fidèle en pensée et jusqu’à aujourd’hui, son masque clair et ses yeux profonds sont logés précieusement dans un coin de ma tête. Comme un ami, parfois, je le salue affectueusement et l’embrasse.

Mon autre rencontre-choc avec des primates symboles de l’exploitation d’un groupe par un autre, pourtant issus de la même famille, se fit à travers la saga des films adaptés du roman de Pierre Boulle, « La planète des singes ». Pour factices qu’ils étaient, l’empathie n’en fut pas moins grande, sans doute due à l’extraordinaire expressivité des acteurs derrière les masques. Je retrouvais dans les roulements d’yeux et le retroussement de nez du sympathique Cornélius au cinéma, puis Galen dans la série Tv, tous deux magnifiquement incarnés par Roddy McDowall, la même tendresse infiniment mélancolique qui s’était exhalée du petit chimpanzé des quais. Le miracle venait de ce que chez l’authentique tout comme dans l’imitation, l’expressivité semblait tout entière condensée dans le regard.

Ni le masque de chair naturelle du vrai singe, ni la prothèse de latex portée par l’acteur ne nous sont familiers en comparaison d’une paire d’yeux. Ceux-ci, particulièrement perçants, ont fait reculer dans les deux cas l’importance du visage, qui tout en étant superbement présent s’est effacé au profit de l’intention pure. C’est là le génie de toute interprétation jouée derrière un beau masque qui par son étrangeté, nous est pourtant un visage inaccessible à notre entendement instinctif. C’est aussi là, la principale qualité d’un acteur masqué. De même, les faciès des animaux si différents des nôtres, ne nous fascinent par le barrage qu’ils dressent devant notre aptitude à les décoder, que pour mieux faire jaillir la présence sourdement accessible des regards sauvages qui nous scrutent « derrière ». Quelque part, mystérieusement, nous nous comprenons. Ainsi le visage talentueusement masqué nous saisit-il et nous nous laissons entraîner au cœur du fantasme qu’il offre. Mais dans le monde réel, mieux vaut ne pas oublier qu’il n’existe pas de masques purs, hors les grimaces de convenances, mais des figures composites, des visages qu’il ne suffit pas d’appréhender pour les comprendre avec nos seuls référents, qu’ils soient d’ordre biologique, sexuels, culturels ou ethniques. Il faut s’y pencher d’un peu plus près pour décoder les circonvolutions de l’insondable pensée humaine.

Loin d’être une boutade pouvant passer pour désobligeante, l’assimilation du monde des femmes à celui des proches cousins des « hommes », se fit certainement tout naturellement dans ma tête. Mais le plus curieux, c’est que le sentiment d’être étranger à l’univers de mes camarades masculins me fit glisser peu à peu et de manière indécise, tour à tour dans le rôle du charmant Cornélius en parfaite harmonie avec sa tendre guenon Zira, puis dans le rôle de Zira elle-même, défendant l’intelligence subtile face à la brutalité des gorilles. Enfin, je finis par m’assimiler aux singes dans leur ensemble, globalement déconsidérés et exploités par les hommes, comme le narrent les épisodes nous ramenant à notre époque. Curieusement, jamais à aucun moment, je ne me suis surpris à m’identifier aux humains des films, même quand ceux-ci se trouvaient être en position d’esclaves, bêtes apeurées sous le joug brutal des bestiaux gorilles militaires ou manipulés par des orangs-outangs politiques, cyniques et sans scrupule. Il semblait pourtant facile de s’associer directement aux humains primitifs et sans défense, capturés au filet par de violents gorilles à cheval. Le casque des chefs, à la forme d’inspiration pharaonique, aurait même pu faire écho à la persécution des juifs dans l’antiquité, et par extension, à celle plus proche, des années de guerre et d’occupation. Mais, sans doute le caractère justement trop préhistorique de ces humains là, n’était-il pas traité avec suffisamment d’intérêt ou de réalisme par la réalisation. Je constatais alors cette distance froide que je pouvais ressentir vis-à-vis de mes congénères lorsqu’ils étaient ainsi dépeints de façon grossière, et compris progressivement toute la valeur qu’il fallait accorder aux qualités d’esprit des victimes pour être réellement touché par leur sort. Le regard et sa profondeur constituaient donc bien le lien premier pour tous les êtres qui en étaient dotés. Phénomène dont j’avais compris cinq années plus tôt, l’incroyable pouvoir de bouleversement lors de l’épisode du petit singe et qui acheva de me hanter à travers des myriades de paires d’yeux surgissant du néant, quand je tombai un jour tout aussi décisif sur des photos de camps de concentration rassemblées sur quelques pages de l’encyclopédie de l’école. Celle qui me frappa le plus fut une des ces photos où un groupe de déportés squelettiques dont on se demande où ils trouvent la force de se tenir si droits, fixe l’objectif, debout à l’extérieur, à travers le grillage. Deuxième choc donc, par l’intermédiaire d’une feuille de papier glacé inerte cette fois, mais bien traversée par la chair de l’Histoire. Ces regards béants m’aspirèrent comme des trous noirs. Ils ne prenaient pas la peine de dire quelque chose. On était happé par leur évidence. On était mis en accusation par l’absence de toute préoccupation de poser avantageusement ou même d’être expressifs. Par delà la souffrance et les appels à l’aide, ceux-là étaient projetés dans le cosmos bien plus loin que mon singe triste, « simplement » malheureux d’être dans sa cage et privé de ses congénères ; ce qui me semblait déjà énorme. Lui au moins semblait manger à sa faim. On pouvait espérer qu’il serait adopté un jour par des gens consciencieux et doux, même si au fond, on aurait voulu que tout cela cesse tout de suite et qu’il soit simplement libre dans son milieu pour vivre sa vie de chimpanzé. Mais eux, que pouvions-nous pour eux alors qu’ils paraissaient déjà être au-delà de nous et de tout ce que nous pouvions comprendre ? Je découvrais qu’il y avait une hiérarchie dans le malheur.

Plus tard, je tenterai toujours d’accueillir légitimement le désarroi des filles qui mettraient leur index en contact avec le mien pour faire de la lumière. Aucune certitude qu’elles s’en aperçoivent toujours, pourtant. Ce sont les risques du métier de gentil garçon (… à suivre)